Exclusion d’un actionnaire : l’art de retenir la porte.
Par le cabinet Bayān, intervenant en Défense pénale & Contentieux des affaires.
Les conflits entre actionnaires peuvent parfois atteindre un point de non-retour, conduisant à envisager l'exclusion d'un membre de la société.
Cette mesure radicale, à la frontière entre l'intérêt collectif et les droits individuels, soulève des enjeux juridiques majeurs.
En tant que cabinet accompagnant régulièrement des actionnaires et dirigeants dans ces situations délicates, nous observons que l'exclusion constitue souvent le point culminant d'une dégradation progressive des relations entre actionnaires, avec des implications financières et stratégiques considérables.
Fondements juridiques de l'exclusion : entre liberté statutaire et protection de l'actionnaire
L'exclusion d'un actionnaire se heurte à un principe fondamental du droit des sociétés : nul ne peut être contraint de céder ses titres contre son gré. Ce principe découle directement de l'article 544 du Code civil qui consacre le caractère absolu du droit de propriété.
1. L'exclusion statutaire : une nécessité impérative
La clause d'exclusion insérée dans les statuts constitue le moyen privilégié pour organiser la sortie forcée d'un actionnaire. Sa validité repose sur plusieurs conditions cumulatives :
· Des motifs d'exclusion précis et objectifs, préalablement définis
· Une procédure respectueuse du contradictoire et des droits de la défense
· Un mécanisme équitable d'évaluation des droits sociaux
· L'absence de caractère discrétionnaire ou arbitraire
Point d'attention : Les conditions d'adoption ou de modification d'une clause d'exclusion en cours de vie sociale varient significativement selon la forme juridique de la société :
• Pour les SAS : Depuis la loi Soilihi du 19 juillet 2019, l'adoption ou la modification d'une clause d'exclusion peut se faire à la majorité prévue par les statuts (et non plus à l'unanimité). Cette disposition a été validée par le Conseil Constitutionnel le 9 décembre 2022.
• Pour les autres formes sociales (SARL, SA, SNC...) : La situation reste incertaine, avec une jurisprudence oscillant entre l'exigence d'unanimité (sur le fondement de l'article 1836 du Code civil prohibant l'augmentation des engagements sans unanimité) et la possibilité d'adoption à la majorité qualifiée.
2. L'exclusion judiciaire : une voie étroite
En l'absence de clause statutaire, l'exclusion peut-elle être prononcée par le juge?
La réponse est généralement négative. La Chambre commerciale de la Cour de cassation se montre traditionnellement hostile à l'exclusion judiciaire.
Dans ces conditions, en cas d'inexécution de ses obligations par un actionnaire et en l'absence de clause statutaire spécifique, la seule voie ouverte est souvent celle d'une demande judiciaire de dissolution de la société sur le fondement de l'article 1844-7, 5° du Code civil (dissolution pour justes motifs).
Conseil pratique : L'absence de clause d'exclusion dans les statuts initiaux peut constituer une erreur stratégique majeure. Nous recommandons systématiquement d'anticiper ces situations dès la constitution de la société, particulièrement dans les formes sociales autres que la SAS où l'insertion ultérieure d'une telle clause peut s'avérer complexe, voire impossible sans unanimité.
Les motifs d'exclusion : une grande liberté statutaire encadrée par l'intérêt social
La liberté de fixation des motifs d'exclusion
Sauf dans le cas des sociétés coopératives, la loi et la jurisprudence laissent aux actionnaires une grande liberté pour fixer dans leurs statuts les causes d'exclusion, qui peuvent inclure :
· La violation d'obligations statutaires ou extrastatutaires (pacte d'actionnaires)
· La perte d'une qualité essentielle (diplôme, agrément professionnel, qualité de salarié)
· Un changement de contrôle ou une restructuration de l'actionnaire personne morale
· Une procédure collective affectant l'actionnaire
· L'exercice d'une activité concurrente
Jurisprudence notable : La Cour de cassation a validé des clauses prévoyant qu'en cas de survenance d'un événement déterminé (comme la perte de la qualité de salarié), un actionnaire pourrait être exclu à la discrétion du gérant, sans consultation des actionnaires (Cass. com., 20 mars 2011).
Les limites à cette liberté et l'exigence de gravité
L'exclusion doit uniquement être fondée sur un motif conforme à l'intérêt de la société et à l'ordre public. Une évolution jurisprudentielle récente, confirmée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 9 décembre 2022, semble ajouter une exigence supplémentaire : le juge doit désormais "s'assurer de la réalité et de la gravité du motif retenu".
Cette précision nouvelle soulève des questions importantes : le motif d'exclusion, en plus d'être stipulé par les statuts, conforme à l'intérêt social et à l'ordre public, doit-il présenter une certaine gravité pour permettre l'exclusion sans risque de sanction judiciaire?
Cette exigence de gravité constitue une protection supplémentaire pour l'actionnaire menacé d'exclusion, particulièrement dans le contexte des SAS où l'unanimité n'est plus requise pour adopter une clause d'exclusion.
Recommandation : La rédaction des motifs d'exclusion doit être suffisamment précise et circonstanciée pour démontrer leur gravité potentielle. Une simple énumération de cas génériques pourrait s'avérer insuffisante face au contrôle judiciaire renforcé.
La procédure d'exclusion : des garanties fondamentales à respecter
Le droit impératif de l'actionnaire de participer à la décision
Un point crucial souvent négligé : si les statuts subordonnent l'exclusion à une décision collective, ils ne peuvent pas interdire à l'actionnaire concerné de voter sur la proposition de son exclusion.
L'article 1844, alinéa 1 du Code civil dispose que « tout actionnaire a le droit de participer aux décisions collectives » et donc de voter.
Une clause statutaire prévoyant l'interdiction pour l'actionnaire visé de prendre part au vote est réputée non écrite dans sa totalité (article 1844-10, al. 2 du Code civil).
Solutions pratiques face à ce dilemme :
• Prévoir que l'exclusion sera décidée par un organe de direction ou un tiers arbitre
• Aménager les modalités de vote (attribution d'une seule voix par actionnaire quelle que soit sa participation, plafonnement des droits de vote)
• Instituer des mécanismes de résolution des conflits alternatifs
Les étapes procédurales essentielles
La mise en œuvre d'une clause d'exclusion impose un formalisme rigoureux :
· Convocation de l'actionnaire concerné avec indication précise des griefs
· Délai suffisant pour préparer sa défense
· Droit de présenter des observations écrites et orales
· Décision motivée de l'organe compétent
· Notification formelle de la décision d'exclusion
Erreur à éviter : Le non-respect de ces étapes procédurales peut entraîner l'annulation de l'exclusion, même si les motifs de fond sont parfaitement établis.
L'évaluation des droits sociaux : un enjeu financier crucial
L'exclusion entraîne nécessairement l'obligation de racheter les titres de l'actionnaire exclu, soulevant l'épineuse question de leur valorisation.
Les modalités statutaires de fixation du prix
Les statuts doivent impérativement indiquer les modalités de calcul du prix de rachat des actions. À défaut, et sauf accord entre les parties, ce prix est fixé par un expert dans les conditions prévues à l'article 1843-4 du Code civil.
Pour les SAS, l'article L.227-18 du Code de commerce permet spécifiquement aux statuts de fixer les modalités de rachat des actions en cas d'exclusion.
Les points de friction récurrents
· Date d'évaluation (date de l'exclusion ou date effective du transfert)
· Application éventuelle d'une décote de minorité
· Prise en compte d'éléments postérieurs à l'exclusion
· Modalités de paiement (échelonnement, garanties)
Conseil stratégique : La rédaction des clauses d'évaluation mérite une attention particulière lors de la rédaction des statuts. Une formule trop rigide peut s'avérer inadaptée aux circonstances futures, tandis qu'une formulation trop vague génère des contentieux.
Les stratégies de défense pour l'actionnaire menacé d'exclusion
Face à une procédure d'exclusion, plusieurs lignes de défense peuvent être envisagées :
Contester la validité de la clause d'exclusion
· Imprécision des motifs prévus
· Caractère potentiellement abusif ou léonin
· Absence de consentement explicite lors de l'adoption (sauf pour les SAS depuis la loi Soilihi)
· Pour les sociétés autres que les SAS : contestation de la majorité ayant adopté la clause (argument de l'augmentation des engagements nécessitant l'unanimité)
· Absence de gravité suffisante du motif invoqué (argument renforcé par la décision du Conseil Constitutionnel)
Contester la régularité de la procédure
· Non-respect du contradictoire
· Défaut d'information préalable
· Irrégularités dans la convocation ou la tenue de l'assemblée
· Violation du droit de vote de l'actionnaire concerné
Contester le bien-fondé des griefs
· Insuffisance des preuves apportées
· Caractère non significatif des manquements allégués
· Absence d'imputabilité personnelle
· Défaut de gravité du motif (nouvel argument issu de la jurisprudence constitutionnelle)
Contester l'évaluation des titres
· Critique méthodologique de l'évaluation proposée
· Demande de nomination d'un expert indépendant
· Contestation des paramètres retenus (décote, actifs sous-évalués)
Approche stratégique : La défense doit souvent combiner plusieurs de ces axes, en privilégiant ceux qui présentent les meilleures chances de succès selon les circonstances particulières et la forme sociale concernée.
Les alternatives à l'exclusion : solutions négociées et médiations
L'exclusion représentant une solution radicale et souvent traumatisante, d'autres voies méritent d'être explorées :
La cession négociée
· Accord sur un prix et des modalités de sortie
· Pacte de non-concurrence équilibré
· Transition organisée des responsabilités
La médiation
· Intervention d'un tiers neutre et qualifié
· Recherche d'une solution préservant les intérêts de chacun
· Confidentialité des échanges et des propositions
La réorganisation de la gouvernance
· Redéfinition des rôles et responsabilités
· Mise en place de procédures de résolution des conflits
· Création d'instances de contrôle mutuel
Notre retour d'expérience : Dans de nombreux dossiers, nous avons pu constater que la menace d'une procédure d'exclusion constitue un levier efficace pour aboutir à une solution négociée, souvent plus satisfaisante pour toutes les parties.
Conclusion : un actionnaire averti en vaut deux
L'exclusion d'un actionnaire représente toujours un échec collectif et génère des coûts significatifs, tant financiers qu'humains. L'évolution récente du droit a créé un système à deux vitesses :
• Pour les SAS : une flexibilité accrue permettant l'adoption de clauses d'exclusion à la majorité statutaire, mais avec un contrôle judiciaire renforcé sur la gravité des motifs
• Pour les autres sociétés : une insécurité juridique persistante quant aux conditions d'adoption des clauses d'exclusion en cours de vie sociale
Face à cette complexité croissante, trois principes fondamentaux s'imposent :
1 Anticiper : La rédaction minutieuse des statuts initiaux avec une clause d'exclusion adaptée constitue la meilleure protection contre les blocages futurs, particulièrement pour les formes sociales autres que la SAS
2 Formaliser : En cas de tensions, le respect scrupuleux des procédures statutaires et la constitution progressive d'un dossier factuel objectif s'avèrent déterminants pour l'issue d'une éventuelle procédure
3 Négocier : Même dans les situations les plus tendues, la recherche d'une solution amiable, éventuellement par l'intermédiaire de conseils, permet souvent d'éviter l'alternative binaire exclusion/dissolution
Le cabinet Bayān accompagne tant les sociétés envisageant l'exclusion d'un actionnaire que les actionnaires confrontés à une telle procédure. Notre approche combine rigueur juridique et vision stratégique pour défendre au mieux vos intérêts dans ces situations complexes.
Pour un audit préventif de vos statuts ou une consultation sur une situation de conflit en cours, n'hésitez pas à nous contacter.