Exporter en Algérie : les risques pénaux de la fraude douanière pour les entreprises françaises.
Par le cabinet Bayān, intervenant en Défense pénale & Contentieux des affaires.
Dans un contexte d'intensification des échanges commerciaux franco-algériens, de nombreuses entreprises françaises considèrent l'Algérie comme un marché d'exportation stratégique. Avec des exportations françaises vers l'Algérie atteignant 3,7 milliards d'euros en 2022, dont près de 1,9 milliards d'euros pour les seuls produits industriels, l'enjeu économique est considérable pour les entreprises françaises.
Cependant, les spécificités du régime douanier algérien et la rigueur croissante des contrôles exposent les opérateurs économiques à des risques juridiques significatifs en cas de non-conformité, volontaire ou non, aux réglementations douanières.
Ces risques sont d'autant plus préoccupants que la coopération judiciaire entre les deux pays s'est considérablement renforcée.
L'importance stratégique du marché algérien pour les entreprises françaises
Les données de la Direction générale du Trésor français confirment l'importance du marché algérien pour les exportateurs français :
La France figure parmi les principaux fournisseurs de l'Algérie, se positionnant régulièrement dans le trio de tête
Les produits industriels constituent l'essentiel des exportations françaises vers l'Algérie (1,9 milliards d'euros)
Les secteurs des céréales, des produits pharmaceutiques, des équipements mécaniques et des produits chimiques dominent les exportations françaises
De nombreuses PME françaises sont actives sur ce marché, aux côtés des grands groupes
Cette relation commerciale privilégiée s'explique par la proximité géographique, les liens historiques et culturels, ainsi que par la complémentarité des économies. Toutefois, l'ampleur de ces échanges multiplie également les occasions d'infractions douanières, intentionnelles ou par méconnaissance du cadre réglementaire.
Anatomie de la fraude douanière : les principales infractions
La fraude douanière peut prendre de multiples formes, allant de simples erreurs déclaratives à des stratagèmes complexes et délibérés. Voici les principales infractions rencontrées dans le commerce franco-algérien :
La sous-évaluation des marchandises
Cette pratique consiste à déclarer une valeur inférieure à la valeur réelle des marchandises pour réduire les droits de douane. Elle se matérialise généralement par un système de double facturation : une facture minorée présentée aux douanes et un paiement complémentaire non déclaré, souvent via des comptes offshore. Les autorités détectent ces fraudes par comparaison avec les valeurs de référence et analyse des flux financiers.
La fausse déclaration d'espèce tarifaire
Cette infraction consiste à déclarer les marchandises sous une position tarifaire erronée bénéficiant de droits de douane inférieurs. Par exemple, des équipements médicaux sophistiqués taxés à 30% déclarés comme simples appareils de mesure taxés à 5%. Les contrôles documentaires et physiques permettent généralement de détecter ces fraudes.
La falsification de l'origine des marchandises
Cette pratique vise à attribuer aux marchandises une origine préférentielle erronée pour bénéficier de taux réduits. Un cas typique : des produits fabriqués hors UE subissant des modifications mineures en France avant d'être exportés comme produits d'origine française. Les vérifications de traçabilité et des certificats d'origine permettent de détecter ces infractions.
Les transferts financiers illicites
Ces pratiques contournent la réglementation algérienne des changes par surfacturation de services ou prestations fictives. Par exemple, une entreprise française facturant des prestations de conseil largement surévaluées à sa filiale algérienne pour transférer des capitaux. Les contrôles bancaires et la vérification de la réalité des services permettent de détecter ces fraudes.
Les infractions documentaires
Elles concernent la présentation de documents falsifiés ou inexacts aux douanes : modification de factures, falsification de certificats, utilisation de documents de transport inexacts. Les vérifications croisées et l'authentification des documents permettent de les détecter.
Le cadre juridique algérien : un dispositif douanier complexe et rigoureux
Le régime douanier algérien, principalement régi par le Code des douanes (Loi n°79-07, modifiée à plusieurs reprises), se caractérise par sa complexité et sa rigueur. Plusieurs particularités méritent l'attention des exportateurs français :
Un système protectionniste aux multiples contraintes
L'Algérie maintient un système douanier particulièrement protectionniste, marqué par :
Des droits de douane élevés pouvant atteindre 60% pour certains produits
Des restrictions quantitatives sur certaines importations
Des procédures de dédouanement complexes et parfois imprévisibles
Des exigences documentaires strictes, incluant des certificats de conformité spécifiques
Un contrôle des changes rigoureux limitant les transferts de devises
Des sanctions particulièrement dissuasives
Les sanctions prévues par le droit algérien sont notablement sévères :
Amendes pouvant atteindre quatre fois la valeur cumulée des marchandises et des droits éludés
Peines d'emprisonnement de 2 à 5 ans, pouvant aller jusqu'à 10 ans en cas de circonstances aggravantes
Confiscation systématique des marchandises et des moyens de transport utilisés
Interdiction d'exercer des activités commerciales en Algérie
Inscription sur une liste noire des opérateurs économiques
Les risques de double poursuite : l'extraterritorialité du droit pénal français
La particularité de la fraude douanière dans le contexte franco-algérien réside dans le risque de double poursuite, en Algérie et en France.
Le principe de compétence personnelle active
En vertu de l'article 113-6 du Code pénal français, les tribunaux français sont compétents pour juger les délits commis par des ressortissants français à l'étranger, sous réserve que les faits soient également punissables dans le pays où ils ont été commis (principe de double incrimination).
Cette condition est facilement remplie en matière de fraude douanière, les deux pays réprimant sévèrement ce type d'infraction.
Les qualifications pénales applicables en France
Un dirigeant français impliqué dans une fraude douanière en Algérie pourrait être poursuivi en France sur de multiples fondements juridiques, bien au-delà des infractions les plus évidentes :
Faux et usage de faux (article 441-1 du Code pénal) :
En cas d'utilisation de factures ou documents falsifiés
Blanchiment (article 324-1 du Code pénal) :
Si les bénéfices issus de la fraude sont réintégrés dans l'économie légale
Escroquerie (article 313-1 du Code pénal) :
Si des manœuvres frauduleuses ont été utilisées pour tromper les partenaires commerciaux
Délit douanier (article 414 du Code des douanes) :
Pour importation ou exportation sans déclaration de marchandises prohibées ou fortement taxées
Abus de biens sociaux (article L.241-3 du Code de commerce) :
Si les dirigeants utilisent les ressources de l'entreprise pour financer des opérations frauduleuses
Fraude fiscale (article 1741 du Code général des impôts) :
Si la fraude douanière s'accompagne d'une dissimulation de revenus
Corruption d'agent public étranger (article 435-3 du Code pénal) :
Si la fraude implique le versement de pots-de-vin à des fonctionnaires algériens
Association de malfaiteurs (article 450-1 du Code pénal) :
Si la fraude est organisée par plusieurs personnes agissant de concert
La responsabilité pénale des personnes morales
Les entreprises françaises peuvent également voir leur responsabilité pénale engagée pour des faits commis en Algérie par leurs représentants, avec des amendes pouvant atteindre cinq fois celles prévues pour les personnes physiques, ainsi que des peines complémentaires comme l'interdiction d'exercer certaines activités ou l'exclusion des marchés publics.
La coopération judiciaire renforcée : un facteur d'amplification des risques
La Convention d'entraide judiciaire en matière pénale signée entre la France et l'Algérie le 5 octobre 2016, entrée en vigueur le 1er mai 2018, a considérablement renforcé les mécanismes de coopération entre les deux pays.
Des échanges d'informations facilités
Cette convention modernisée prévoit :
La transmission directe des demandes entre autorités centrales
L'échange d'informations bancaires et financières
La possibilité d'exécuter des perquisitions et saisies sur le territoire de l'autre État
Le gel et la confiscation des avoirs liés aux infractions
L'audition par vidéoconférence des témoins et personnes poursuivies
Une détection accrue des infractions
Les mécanismes de détection des fraudes douanières se sont considérablement sophistiqués :
Analyse de risque et ciblage des opérations suspectes par les autorités douanières
Surveillance des flux financiers par les cellules de renseignement financier (TRACFIN en France, CTRF en Algérie)
Échanges spontanés d'informations entre administrations
Possibilité de créer des équipes communes d'enquête
Implications concrètes de la coopération judiciaire renforcée pour les entreprises françaises
Le renforcement de la coopération judiciaire franco-algérienne a des conséquences pratiques majeures pour les entreprises françaises :
Fin de l'impunité territoriale : Un dirigeant français ne peut plus considérer qu'une infraction commise en Algérie restera "à l'abri" des poursuites françaises. Les preuves recueillies en Algérie peuvent être transmises rapidement aux autorités françaises.
Risque accru de détection : La communication fluide entre administrations multiplie les sources d'information et les capacités de détection des fraudes, même anciennes ou sophistiquées.
Double exposition pénale : Une même infraction peut désormais donner lieu à des poursuites et des sanctions dans les deux pays, sans que le principe "non bis in idem" (interdiction d'être jugé deux fois pour les mêmes faits) ne s'applique systématiquement.
Gel international des avoirs : Les avoirs issus d'infractions peuvent être gelés simultanément dans les deux pays, paralysant l'activité de l'entreprise.
Risque d'extradition : Un dirigeant français poursuivi en Algérie ne peut plus considérer la France comme un "refuge" sûr, les procédures d'extradition étant facilitées par la convention.
Exécution transfrontalière des sanctions : Les décisions de justice algériennes peuvent, dans certains cas, être exécutées en France et inversement.
Impossibilité d'échapper aux enquêtes : Les autorités des deux pays peuvent désormais coordonner leurs actions pour éviter qu'un suspect ne puisse se soustraire aux investigations en changeant de territoire.
Cas pratiques récents : des précédents inquiétants
Plusieurs affaires récentes illustrent la réalité des risques encourus :
L'affaire de la société d'équipements industriels (2021)
Une PME française exportant des équipements industriels en Algérie a été impliquée dans un système de double facturation. La société émettait des factures minorées présentées aux douanes algériennes, tandis que le complément de paiement transitait par un compte offshore.
Suite à un contrôle douanier approfondi en Algérie, les autorités ont découvert le stratagème et saisi les équipements. Le dirigeant français, présent sur place, a été placé en détention provisoire pendant trois mois avant d'être condamné à deux ans d'emprisonnement avec sursis et une amende équivalente à 200.000 €.
Informé par les autorités algériennes dans le cadre de la convention d'entraide judiciaire, le parquet de Paris a ouvert une enquête pour blanchiment et faux en écriture. Le dirigeant a finalement été condamné en France à 18 mois d'emprisonnement avec sursis et 50.000 € d'amende.
L'affaire du transitaire complice (2022)
Une entreprise française du secteur agroalimentaire a été impliquée dans un système de fraude douanière orchestré par son transitaire algérien. Ce dernier modifiait les déclarations douanières à l'insu apparent de l'entreprise française, mais avec la complicité passive de son représentant local qui fermait les yeux sur ces pratiques.
Les autorités algériennes ont condamné le transitaire à une peine d'emprisonnement et infligé à l'entreprise française une amende équivalente à 150.000 €. En France, le responsable export de l'entreprise a été poursuivi pour complicité de fraude douanière et condamné à une peine d'amende.
Stratégies de prévention et bonnes pratiques
Face à ces risques, les entreprises françaises souhaitant exporter vers l'Algérie doivent adopter une approche proactive de conformité :
Audit préalable du cadre réglementaire
Identifier précisément les droits de douane et taxes applicables aux produits exportés
Vérifier les éventuelles restrictions ou prohibitions concernant les marchandises
S'informer sur les procédures de contrôle des changes et de rapatriement des devises
Sélection rigoureuse des partenaires locaux
Effectuer une due diligence approfondie des transitaires et déclarants en douane
Vérifier leurs antécédents et leur réputation sur le marché
Formaliser clairement les responsabilités dans les contrats de prestation
Documentation irréprochable des opérations commerciales
Établir des factures commerciales détaillées et conformes à la réalité de la transaction
Conserver l'ensemble des documents justificatifs (bons de commande, contrats, preuves de paiement)
S'assurer de la cohérence entre tous les documents commerciaux et douaniers
Formation et sensibilisation des équipes
Former les collaborateurs impliqués dans les opérations export aux spécificités du marché algérien
Sensibiliser aux risques pénaux personnels encourus en cas d'infraction
Établir des procédures claires de validation des opérations sensibles
Mise en place d'un programme de conformité douanière
Élaborer une politique de conformité douanière formalisée
Mettre en place des contrôles internes réguliers
Prévoir des audits périodiques par des experts externes
Conclusion : une vigilance nécessaire dans un environnement juridique complexe
L'exportation vers l'Algérie présente des opportunités commerciales indéniables pour les entreprises françaises, comme en témoignent les 3,7 milliards d'euros d'exportations en 2022. Cependant, cette relation commerciale dynamique exige une vigilance particulière en matière de conformité douanière.
La sévérité des sanctions tant en Algérie qu'en France, combinée à la coopération judiciaire renforcée entre les deux pays, créé un environnement à haut risque pour les opérateurs négligents ou mal intentionnés.
La fraude douanière, loin d'être une simple optimisation fiscale, constitue une infraction pénale grave exposant l'entreprise et ses dirigeants à des poursuites dans les deux pays. Les conséquences peuvent être désastreuses : amendes massives, emprisonnement, interdiction d'exercer, sans compter les dommages réputationnels irréversibles.
Pour une analyse personnalisée de votre situation ou pour structurer votre stratégie face à un litige potentiel ou avéré, n'hésitez pas à contacter le cabinet Bayān.