La "séparation de fait" : l'angle mort du droit des sociétés ?

Par le cabinet Bayān, intervenant en Conflits d'associés & Gouvernance.

Le droit français reconnaît la "société créée de fait" : une construction pragmatique qui protège les tiers en tenant pour responsables des collaborateurs qui agissent comme des associés sans en avoir le titre. Mais cette logique de réalisme économique semble s'arrêter à la porte de la sortie. Qu'en est-il de la situation inverse, si fréquente en pratique : celle où l'affectio societatis, l'âme du contrat de société, a manifestement disparu ?

Quand les associés ne communiquent plus et que le projet commun est mort, le lien juridique et la responsabilité solidaire persistent. L'un des associés se retrouve alors piégé dans une "association toxique". Pourquoi le droit, si prompt à constater une naissance de fait, est-il si réticent à admettre une fin de fait ?

I. La société créée de fait : un outil de protection des tiers

La notion de société créée de fait est une construction jurisprudentielle dont le but principal est d'étendre la responsabilité pour protéger les créanciers. Quand des personnes agissent en apparence comme des associés, un tiers qui contracte avec eux doit pouvoir se retourner contre l'ensemble de ce "patrimoine de fait" et tenir chaque "associé" pour solidairement responsable.

C'est un mécanisme qui ajoute de la sécurité juridique pour l'écosystème de l'entreprise. En regardant la réalité économique plutôt que le formalisme contractuel, le droit empêche que des créanciers ne soient lésés par une absence d'immatriculation. La logique est claire : on protège celui qui a légitimement cru contracter avec une société.

II. Le miroir impossible : pourquoi la "séparation de fait" n'existe pas

À l'inverse, le concept de "séparation de fait" viserait à restreindre la responsabilité d'un associé. Cette notion se heurte à un obstacle fondamental : la sécurité des tiers.

La sécurité juridique des tiers : le pilier intouchable

La disparition de l'affectio societatis est un élément interne, psychologique et subjectif, totalement invisible pour un tiers. Un fournisseur qui contracte avec une société ne peut pas savoir que, depuis trois mois, les associés ne se parlent plus. S'il devait vérifier "l'état de l'affectio societatis" avant chaque contrat, le commerce deviendrait impossible. La responsabilité solidaire est le pilier sur lequel repose la confiance des tiers.

Consacrer une "séparation de fait" créerait une insécurité juridique massive. Quand la séparation a-t-elle eu lieu ? Comment un tiers pourrait-il le prouver ? La charge de la preuve serait impossible à supporter et l'étendue des engagements de chaque associé totalement incertaine.

La société est une Personne Morale

Une société n'est pas qu'une simple relation interpersonnelle. C'est une personne morale distincte, dont la naissance et la mort (dissolution) sont des actes publics et solennels (RCS). On ne peut pas la faire "disparaître" de manière informelle, car elle a son propre patrimoine et ses propres dettes. Sa dissolution est un processus organisé – la liquidation – qui vise justement à apurer le passif de manière ordonnée avant de répartir l'actif. Une "mort de fait" laisserait les créanciers dans un vide juridique complet.

III. Les portes de sortie existantes : des outils formels mais efficaces

Le droit n'ignore pas la situation de l'associé "piégé". Il propose des portes de sortie, mais elles sont volontairement formelles et judiciarisées pour garantir l'objectivité et protéger toutes les parties prenantes.

La dissolution pour juste motifs

C'est la réponse directe à la perte de l'affectio societatis. L'article 1844-7 5° du Code civil prévoit la dissolution en cas de "mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société". C'est l'arbitrage d'un juge qui vient constater objectivement que le projet commun est mort et qu'il faut organiser la fin de la société de manière propre et définitive.

Le retrait ou l'exclusion statutaire

Si les statuts le prévoient, un associé peut se retirer ou être exclu selon une procédure définie qui protège ses droits, notamment sur la valorisation de ses parts. Là encore, le formalisme protège contre l'arbitraire.

Conclusion

L'asymétrie entre la création de fait et l'absence de séparation de fait est le résultat d'un arbitrage fondamental : la sécurité des transactions et la protection des tiers priment sur la volonté individuelle d'un associé. La "société créée de fait" est un outil de réalisme économique qui renforce la sécurité des tiers. La "séparation de fait" serait un outil de subjectivisme psychologique qui la détruirait.

Le droit offre donc bien une porte de sortie à l'association toxique, mais il exige qu'elle soit franchie de manière formelle et contrôlée, car la fin d'une société a des conséquences sur tout son écosystème, bien au-delà de la simple relation entre ses associés.

Pour naviguer ces situations complexes et identifier la meilleure stratégie de sortie, n'hésitez pas à contacter le cabinet Bayān.

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